Mahâbhârata (I-1) : introduction

Manuscrit du Mahâbhârata datant du 17ème siècle. L’image représente Krishna et ses protégés, les cinq frères Pândavas.

 

Ceux et celles qui me connaissent le savent : je suis un admirateur inconditionnel du Mahâbhârata.

C’est aux alentours des années 1990 que j’ai découvert cette œuvre monumentale grâce au film de Peter Brook qu’avec Anne-Marie nous avions alors été voir en salle à Rennes.
J’étais sorti des deux heures vingt de projection assez décontenancé : j’avais à la fois l’impression d’une immense chance, celle d’avoir été introduit  à une œuvre majeure, et j’éprouvais en même temps la frustration de manquer de clés pour comprendre bon nombre des péripéties du récit, ce qui me laissait un goût d’inachevé. Quel ne fut pas mon bonheur quand je découvris quelque temps plus tard qu’Arte diffusait la version longue de ce film sous forme de six épisodes de 55 minutes (soit un récit de près de 5h30). Grâce à quoi de nombreux points restés obscurs dans le premier film me devinrent plus compréhensibles. A cette occasion, j’appris aussi que Peter Brook avait en réalité monté initialement cette histoire sous forme d’une pièce de théâtre de 9h d’affilée et que c’était cette pièce qui avait été filmée et « réduite » une première fois à un spectacle de 5h30 (celui proposé sur Arte), puis encore condensée en un film de 2h20, afin de s’adapter au standard des projections commerciales…

Réalisant alors que la version longue d’Arte n’était encore qu’une peau de chagrin par rapport à l’épopée originelle, je me mis à lire différents ouvrages « racontant » sous une forme de plus en plus longue et détaillée le récit complet. C’est sur la base de ces premiers approfondissements que j’ai pu ensuite proposer deux ou trois fois à La Bertais une animation autour du Mahâbhârata…
Par la suite (à partir de 2010), j’ai pris l’habitude de présenter systématiquement cette épopée aux élèves de l’École de Formation de professeurs de Yoga dans laquelle j’interviens chaque année, ce qui m’a donné l’occasion d’approfondir encore ma compréhension de l’œuvre.
Enfin, quand Swâmini Umananda vint nous rendre visite à La Bertais en 2013, elle me fit connaitre l’existence d’une version indienne filmée du Mahâbhârata qui comptait la bagatelle de 94 épisodes d’une heure chacun. Le Graal ! À ceci près qu’il s’agissait d’une série télévisée tournée en Inde à la fin du siècle précédent (1988), donc avec une mise en scène digne d’un théâtre de patronage, le kitch en plus. Mais j’étais tellement intéressé de découvrir comment les Indiens eux-mêmes se représentaient leur propre épopée que j’ai réussi à passer outre et que je suis parvenu à venir à bout des deux coffrets de DVD (sur plusieurs mois).

Nouveau rebondissement :  en 2019, lors d’un séjour à Hauteville, Karinne et Pascal Pourré m’ont fait connaitre l’existence d’une série indienne plus récente (2014) et donc un peu moins indigeste cinématographiquement parlant. J’ai acquis cette nouvelle version (un seul coffret, mais de 24 DVD) et il m’a fallu plus d’un an pour la visionner en intégralité, car si le cinéma bollywoodien a effectivement beaucoup progressé les trente dernières années, cette série reste encore assez éloignée de nos propres standards dramaturgiques et esthétiques. Il n’empêche, j’ai de nouveau beaucoup appris sur le Mahâbhârata et cela n’a fait que renforcer ma fascination pour ce monument de la littérature universelle…

Bref, je me croyais au bout de ma découverte du Mahâbhârata, jusqu’à ce qu’un élève de yoga me révèle fin 2022 l’existence d’un podcast mis en ligne l’année dernière par une certaine Laura Arley, professeur de yoga d’origine mexicaine installée à Toulouse. Fort de mes « connaissances », j’avoue que j’ai eu une petite hésitation avant d’en écouter un épisode. Mais comme il s’agissait de séquences courtes (moins de 10 minutes à chaque fois), j’ai décidé de tenter l’aventure. Bien m’en a pris, car  j’ai tout de suite été conquis par cette narration audio, beaucoup plus digeste que les trois versions cinématographiques que je connais à ce jour, et qui, mine de rien, offre une véritable initiation à l’univers du Mahâbhârata, dans l’esprit des conteurs traditionnels.

Cerise sur le gâteau, ça faisait un moment que je me demandai comment j’aurais pu partager avec vous plus complètement le trésor que représente pour moi ce Mahâbhârata. Or l’existence de ce podcast m’a montré une voie possible : découper le récit en de nombreux petits épisodes dont je pourrai à chaque fois tenter de décrypter avec vous le sens profond. Mon projet est donc de vous proposer une série d’articles suivant grosso modo le même plan que celui retenu par Laura dans son podcast, grâce à quoi vous découvrirez par étapes l’essentiel de l’histoire, tout en disposant à chaque fois de clés vous permettant de mieux comprendre l’intérêt philosophique et spirituel de chacune des péripéties racontées.

Alors prêt(e)s pour pousser la porte de ce qui est probablement la plus grande et la plus profonde des épopées jamais écrites ?

Si oui, écoutez attentivement le premier épisode de 10 minutes ci-dessous. Et ensuite (ensuite seulement) lisez les explications que j’ai placées sous ce podcast introductif.

Trois points m’inspirent un commentaire dans ce premier épisode.

1) Concernant la datation de l’œuvre : il faut être très prudent sur les dates annoncées par Laura, car la tradition indienne est toujours d’abord une réalité orale avant de devenir écrite. Donc ce n’est pas parce que les indianistes situent la rédaction de ce récit entre -500 av. J.-C. et + 300 apr. J.-C. que celui-ci n’a pas pu exister bien avant sous forme orale.

2) Quant au nombre de vers qui composent le texte, les chiffres avancés par Laura ne me semblent pas les bons. Mais le calcul n’est pas simple à faire, car il faut d’abord savoir de quoi l’on parle. Il faut en effet distinguer les strophes (sloka en sanskrit), des vers qui les composent, un sloka étant classiquement composé de deux vers de 16 pieds.  Or il me semble que Laura fait l’erreur de confondre ces deux notions (vers et slokas)… Le dénombrement le plus courant que j’ai rencontré dans les différentes traductions que j’ai eues entre les mains tourne autour de 200.000 vers. L’édition critique de Poona à laquelle semble faire référence Laura annonce en réalité un total de 74.029 slokas soit 148.058 vers 1. Cette édition, à prétention scientifique, fait l’impasse sur ce qu’elle considère être des ajouts plus tardifs au texte d’origine, mais la suppression de plus de 50.000 vers de la vulgate indienne est loin de faire l’unanimité parmi les spécialistes. Quoi qu’il en soit, c’est de toute façon beaucoup plus que l’Iliade et l’Odyssée réunies qui comptent respectivement 16.000 et 12.000 vers, soit seulement un total de 28.000 vers. À noter que curieusement ce dernier chiffre représente assez précisément le contenu du plus volumineux des dix-huit livres du Mahâbhârata, le shanti-parvan (le livre de la Paix), qui, à lui seul, équivaut donc en matière de taille, aux deux épopées homériques réunies!

3) Le point le plus important et intéressant à commenter tourne autour du sens à donner au mot Bhârata. Comme Laura l’indique, selon le contexte, le terme peut désigner soit un roi, soit son clan, soit son royaume et donc par extension l’Inde, soit enfin l’humanité tout entière. Ce dernier sens est à mettre en relation avec la conception cyclique que L’inde se fait de l’Histoire. Selon cette conception, le devenir de l’humanité passe par un cycle involutif de quatre phases qui sont autant de paliers marquant la régression spirituelle et morale du genre humain. La phase initiale est appelée âge de la vérité (satya-yuga) et la dernière phase est appelée l’âge sombre (kali-yuga). Or, selon cette vision des choses, ce kali-yuga a commencé à la mort de Krishna, soit vers -3100 ans, suite à la bataille titanesque qui forme le cœur du récit du Mahâbhârata. Cette bataille marque donc en quelque sorte la fin de l’âge antérieur (le dvapara-yuga) et le début de l’âge actuel (le kali-yuga). Cet élément est très important pour comprendre la nature à la fois grandiose et dramatique de l’épopée, car au delà de son enjeu « indo-indien », elle décrit symboliquement la fin de la troisième période de l’Histoire de l’humanité (période plus juste, car plus spirituelle) et le passage (dans la douleur) à la quatrième et dernière période de cette Histoire, ère bien plus sombre, la nôtre, éclairée toutefois par les enseignements des deux passeurs que furent Krishna et Vyâsa (personnages clés de l’épopée avec qui nous ferons bientôt connaissance).

De ce fait, le récit a aussi une dimension prophétique, car en mettant en scène cette période troublée de transition entre deux yugas, il nous donne un avant-goût de ce que pourra être la transition suivante, celle qui marquera la fin du présent kali-yuga et le démarrage subséquent d’un nouveau cycle au sein duquel les valeurs spirituelles retrouveront (pour un temps) la première place dans la conscience collective.  Dans cette perspective, l’évocation par le texte du déchainement titanesque des forces destructrices à la fin du dvapara-yuga peut nous donner la mesure de l’ampleur des perturbations de toute nature qui nous attendent à la fin du kali-yuga.

Et les trésors de patience et d’ingéniosité déployés par Krishna et Vyâsa pour arriver à faire finalement triompher le dharma peuvent bien entendu être une puissante source d’inspiration pour aujourd’hui. Car un certain  nombre de signes avant-coureurs, dont quelques-uns répertoriés au sein même de l’épopée, peuvent laisser à penser que nous nous rapprochons à grands pas d’une nouvelle période de transition. Il suffit de penser au dérèglement climatique ou à l’effondrement de la biodiversité pour que « la plainte de la Terre », dont il est question dans le texte juste avant la Grande Bataille retrouve toute son actualité… Ce que déplorait alors notre planète bleue, c’était le règne généralisé à sa surface de l’a-dharma (l’injustice, le déséquilibre, la dysharmonie).
À n’en pas douter, l’un des aspects les plus intéressants du Mahâbhârata est de nous inciter à retrousser nos manches pour participer à notre tour à « la guérison du monde » par la restauration puis le triomphe du dharma dans nos propres vies!

Au fait, à très vite, car le second épisode du podcast traite justement de ce dharma !


Note 1 : cf. Le Mahâbhârata, traduit du sanskrit par Gilles Schaufelberger et Guy Vincent, Tome VIII, p 21, édition Orizons


Article précédent <——————————-> Article suivant

Index des articles disponibles